Du peuple élu au peuple « mis à part », entretien avec le rabbin Delphine Horvilleur

Marie-Yvonne Buss

Par  Marie-Yvonne Buss

Publié le 17/04/2024 à 15h50

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« Notre génération va devoir traverser cette nuit »
Comment comprendre le destin singulier du peuple juif ? L’éclairage du rabbin Delphine Horvilleur.

On trouve dans la Bible cette belle phrase: "les dons de Dieu sont sans repentance". Le peuple élu par Dieu l'est donc à tout jamais?

Votre question est intéressante car les juifs, paradoxalement, n'utilisent pas tellement la notion de "peuple élu". Certes, il arrive que l'on nous dise: "pour qui vous prenez-vous, vous le peuple élu?" Le nombre de fois où l'on suppose qu'il y a une arrogance juive! En réalité, le mot hébreu qu'utilise la Bible, c'est "segoula": un peuple "segoula".

On ne sait pas exactement le traduire, mais il signifie quelque chose comme: "qui a été distingué". Et le verbe "distinguer", en français comme on hébreu, porte une ambiguïté particulière. Oui, ce peuple a été "mis à part", non pas avec des droits, mais avec des devoirs particuliers que Dieu lui confie.

Quels sont ces devoirs?

Si l'on entend "distinguer" au sens de "devant opérer des distinctions", alors la mission du peuple juif peut être comprise comme le devoir d'opérer constamment des distinctions dans le monde. De rappeler que le monde n'est pas un, qu'il n'est pas un tout. Autrement dit, le peuple juif doit se montrer capable, en toutes circonstances, de faire dialoguer le particulier et l'universel.

On reproche souvent aux juifs de ne pas se mêler aux autres, de ne pas manger comme les autres, de ne pas se marier avec les autres… La pratique juive, en effet, donne une importance particulière au respect de la distinction. Car du point de vue du judaïsme, la tentation d'un monde indifférencié est une pente glissante qui mène vers la violence sociale. Quand on veut gommer les différences, ce sont les premiers pas du totalitarisme.

Les juifs seraient les gardiens de cette vigilance?

Oui, la vigilance du non totalitaire. Défendre la distinction vous oblige à accepter le fait qu'il y a des exceptions à la règle. Et d'ailleurs, on a souvent reproché aux juifs exactement cela: empêcher l'unité de se faire. Cette "élection", qui ne donne aux juifs aucun droit, s'accompagne ainsi d'une histoire extrêmement douloureuse.

N'est-elle pas un cadeau empoisonné? Comment comprendre ce destin singulier?

C'est drôle, parce que dans le Midrash, la littérature rabbinique, on trouve un texte qui suggère qu'au Mont Sinaï, avant que la Torah ne soit donnée aux juifs, Dieu avait essayé de la proposer à la plupart des peuplades régionales, comme les Cananéens. Ces derniers répondent, en substance: "Cela ne nous intéresse pas, merci, au revoir". Un peu comme si Dieu avait essayé de leur refourguer une encyclopédie! Finalement, après être allé toquer à quantité de portes, Dieu confie la Torah au petit peuple juif. Ce dernier accepte, tout en sachant que cela va susciter pas mal contraintes. Mais je crois qu'il ne s'attendait pas à autant de catastrophes. De fait, dans l'histoire, la constante de la haine n'a épargné presque aucune génération.

Pourquoi cette haine qui ne cesse de se réactiver?

C'est troublant, car le juif est "mis à part" quelle que soit sa condition: c'est-à-dire qu'on lui a toujours reproché d'empêcher le monde de tourner rond. Dans une société capitaliste, on lui reprochait d'être bolchevique ; dans une société qui encensait le communisme, d'être capitaliste ; dans une société patriarcale, d'être féministe ; quand il était en position de faiblesse, en diaspora, on lui reprochait de manquer d'État et de souveraineté ; maintenant qu'il a une terre, on lui reproche sa position dominante… Je pense souvent à cette phrase du poète Amos Oz. Quand son père vivait en Europe, il pouvait lire sur les murs des villes: "Juif, dégage d'ici, va en Palestine." Et quelques décennies plus tard, sur ces mêmes murs: "Juif, dégage de Palestine." On voit bien le paradoxe: le juif, où qu'il se trouve, on lui reproche d'y être.

Le judaïsme fut la première des "religions du Livre", avant le christianisme et l'islam. Cela n'a-t-il pas créé aussi une forme de concurrence?

Dans mon livre (1), je développe une théorie encore parcellaire, mais qui me semble intéressante à explorer: toutes les religions monothéistes ont un problème avec leurs origines. Avec la question de ce qu'il y avait avant elles, avant que leur révélation n'arrive dans l'Histoire.

Jusqu'à Vatican II, le christianisme a résolu son problème avec ses origines juives en proclamant que puisque les juifs n'avaient pas reconnu Jésus, les chrétiens étaient désormais le "verus Israël", le vrai peuple d'Israël, celui par qui passerait l'alliance. C'est une façon de priver les origines de leur légitimité: les juifs ne méritent plus l'alliance, ils ne méritent plus la confiance. Le "Nouveau testament" invalide l'alliance précédente. Et puisque les juifs ont trahi, ils sont infidèles, perfides, déicides… On sait à quoi cette théologie antisémite a donné lieu. Elle a été dévastatrice.

Les catholiques ont effectivement hérité de leur histoire cet antisémitisme. Mais depuis Vatican II, ils ont appris à reconnaître les juifs comme des " frères aînés " …

La chance de l'Église catholique, sa force et sa bénédiction, c'est Vatican II. D'avoir été, à un moment donné, capable de dire: nous allons cesser de mépriser notre origine juive, de substituer aux juifs leur histoire. Nous pouvons exister côte à côte. Et il peut y avoir plusieurs alliances. Vatican II a su renoncer à cette théologie de la substitution.

L'islam, lui, vit et résout cette tentation autrement. Aujourd'hui encore, un certain nombre de théologiens de l'islam disent que le Coran est la version véridique du texte révélé, alors que la Bible est un document tronqué. C'est une façon de dire: "ce qui s'est passé avant la révélation faite à mon peuple, c'est falsifié. Nul et non avenu". Et c'est encore une tentative de substitution. Comme si toujours, on avait un problème avec ce qui a eu lieu avant.

Au fond, c'est insupportable de se reconnaître débiteur?

Ça l'est pour nous tous! C'est insupportable de se savoir débiteur, et c'est insupportable de se savoir "frère". Il y a là quelque chose de difficile à gérer, un peu comme dans la sphère familiale: pourquoi mes parents ont-ils aimé mon grand frère avant moi? Avant que je n'arrive au monde? D'une certaine manière, les juifs eux aussi sont en dette vis-à-vis de civilisations passées. Dans la tradition juive, on retrouve des traces d'un héritage cananéen, babylonien, assyrien, perse, égyptien… Certes, ces empires ont disparu, et les juifs n'ont pas eu besoin de cohabiter avec ces populations. Mais cette question du rapport à l'origine est essentielle. Elle concerne chacun d'entre nous.

Delphine Horvilleur  : « Notre génération va devoir traverser cette nuit »

(1) Comment ça va pas? Conversations après le 7 octobre. Ed. Grasset, 160 p. ; 16 euros.

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