Déficit public : cette dette que nous laissons à nos enfants

Par  Vincent Bresson

Publié le 24/04/2024 à 12h05
Mise à jour le 26/04/2024 à 18h41

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Avec un déficit atteignant 5,5 % du produit intérieur brut en 2023, la France pourrait être contrainte par les agences de notation d'emprunter à des taux plus élevés, et creuser encore un peu plus sa dette. Un héritage encombrant laissé par la génération des Trente Glorieuses à leurs petits-enfants.

Christophe et Max ont beau avoir quarante-six ans d'écart, ils vivent sous le même toit depuis un mois. Le premier cherchait à tromper sa solitude, le second un logement à Paris pour un loyer raisonnable. Mis en contact par l'association ensemble2générations, les deux cohabitants s'entendent à merveille et partagent une passion commune pour l'actualité. Depuis le trois-pièces de Christophe, dans le XIXe arrondissement, ils n'ont pas manqué l'information de ces dernières semaines : le déficit public a atteint 5,5 % du produit intérieur brut (PIB) en 2023, bien plus que ce qui était anticipé par le gouvernement qui visait 4,9 %. Si un tel niveau alarme, c'est qu'il est rare.

Depuis le début du siècle, il n'a été dépassé que deux fois : à la suite de la crise financière de 2008, et ce de 2009 à 2012, ainsi que lors de la crise sanitaire de 2020-2021. Pour éviter un nouveau dérapage du déficit pour le cru 2024, le ministre de l'Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a dévoilé le 10 avril un « programme de stabilité » qui fera l'objet d'un débat sans vote à l'Assemblée nationale, le 29 avril. Ce texte acte le fait que l'État doit réaliser 10 milliards d'euros d'économies supplémentaires. Trop peu pour Les Républicains. Par la voix de son président, Éric Ciotti, le parti d'opposition a fait savoir qu'il travaillait sur un plan de 100 milliards d'économies et brandit même, ces dernières semaines, la menace d'une motion de censure si les mesures prises n'étaient pas assez ambitieuses.

Le Haut Conseil des finances publiques s'est lui aussi montré peu convaincu, évoque un « manque de crédibilité » et juge probable que « la part structurelle du déficit soit à la hausse » par rapport à ce que le gouvernement a présenté. « La situation des finances publiques de la France resterait ainsi parmi les plus dégradées de la zone euro », s'alarme, de son côté, la Cour des comptes dans son rapport annuel, en mars. Le FMI (Fonds monétaire international) s'inquiète de la divergence croissante entre une dette allemande en réduction et une française en hausse constante. Si tous les regards portent sur le déficit public, c'est qu'il vient creuser encore davantage une dette publique devenue folle. Depuis 1975, l'État français est systématiquement en déficit, ce qui alimente une dette dépassant désormais les 112 % du PIB. Dans les vingt dernières années, son montant a plus que triplé, passant de 1 000 à 3 200 milliards d'euros. « La conséquence, c'est qu'aujourd'hui, une part croissante des recettes de l'État paie une dette contractée hier par une quarantaine d'années de déficit public », décrypte Maxime Sbaihi, directeur des études France à l'Institut Montaigne et auteur du Grand vieillissement* . Selon l'aveu du gouvernement, la charge de la dette passerait de 46,3 milliards d'euros en 2024 à 72,3 milliards en 2027.

Explosion du niveau de la dette publique française (en % du PIB)

Quel avenir léguerons-nous à nos enfants ?

Source: Insee

Conflit générationnel?

Son avenir économique personnel écrit en pointillé ne fait pas naître de sentiment de rancœur chez Max, dont la génération devra payer une créance qu'elle n'a pas contractée. Car si Christophe, son voisin de chambre, est né à une époque où la dette était quasi inexistante, l'étudiant de 23 ans ne tient pas pour responsable cette génération de son envol. S'il vit avec un jeune indulgent, Christophe, lui, sait que ce déficit colossal alimente les rancœurs. "Ce ressentiment, il existe, assure le retraité de 69 ans. On peut le voir dans les espaces de commentaires des réseaux sociaux où chacun renvoie à l'autre son irresponsabilité supposée."

Alors que la crise sanitaire n'était pas encore terminée, une étude, menée en 2021, par l'entreprise Odoxa, estimait que 56 % des Français craignaient un conflit générationnel. Jeunes et moins jeunes regrettent un manque d'empathie de la part de leurs concitoyens d'autres cohortes: 70 % des plus de 65 ans pensent que les jeunes adultes ne se rendent pas compte des difficultés auxquels ils font face, tandis que 57 % des 18-34 ans pensent la même chose de leurs aînés.

Christophe se sent davantage coupable de son manque d'engagement. "J'ai l'impression de ne pas avoir assez lutté contre la financiarisation du monde, précise le retraité. On a laissé s'installer des inégalités énormes, ce qui est un danger mortel pour nos démocraties. Tandis que la dette, elle, a toujours existé." Ce n'est, en effet, pas un phénomène inédit dans l'histoire nationale, mais les proportions ont varié. Après le niveau record de 270 % du PIB en 1944 (selon un rapport d'information du Sénat), conséquence du pillage des années d'Occupation, elle baisse dans l'après-guerre. Au début des années 1970, elle est stabilisée autour de 15 % du PIB, avant de grimper de nouveau après le premier choc pétrolier en 1973. La France reste malgré tout loin du défaut de paiement, ce qui lui est tout de même arrivé à huit reprises entre 1558 et 1788.

Quel avenir léguerons-nous à nos enfants ?
© illustrations Xavier Gorce

Risque de déclassement

À cette lointaine époque, les agences de notation ne dictaient pas encore leur loi. Désormais leur jugement est craint : l'accumulation de ces déficits incontrôlés entraînera-t-elle une dégradation de la note française dans les prochaines semaines ? Il en résulterait une augmentation des taux auxquels l'État français emprunte. « On court le risque de devenir un pays de seconde zone sur le marché des obligations, comme l'Italie et l'Espagne », confirme Ydriss Ziane, maître de conférences en sciences de gestion à l'IAE Paris-Sorbonne. Julien Salama, doctorant en économie, invite pour autant à ne pas tomber dans le catastrophisme. Il rappelle qu'à côté du passif, il y a aussi un actif qui se transmet : « Il ne faut pas croire que la génération de nos aînés ne lègue que de la dette, elle transmet aussi des administrations publiques et des infrastructures. » En 2020, étudiant, il cosigne une tribune dans Le Monde . Une réponse à une autre tribune, publiée dans le quotidien du soir, par trois étudiants inquiets du montant de la dette et, surtout, de ses conséquences. « On a l'impression de n'avoir connu que des crises et, pourtant, au niveau politique, on ne nomme pas cette situation pour ne pas fâcher les retraités, la tranche d'âge qui vote le plus », pointe Emmanuel Blézès, analyste financier de 29 ans, l'un des signataires.

L'opposition entre jeunes et retraités ne se joue pas seulement au niveau des finances. Le patrimoine est concentré dans les mains des seniors, comme il ne l'a jamais été. La prochaine génération recevra le plus important héritage jamais légué. Fin 2023, le patrimoine financier des ménages français représentait un peu moins de 6 000 milliards d'euros, soit près du double de la dette de l'État.

Un patrimoine qui peut être mis à profit dans un cadre de solidarité intergénérationnelle. « Quand j'ai changé d'appartement, il y a quatre ans, je souhaitais qu'il soit un peu plus grand que le précédent pour héberger et aider un jeune », explique Christophe, qui, du temps où il était maître de conférences à l'université, dialoguait déjà avec ses cadets. Au total, près de 60 % du patrimoine (qu'il soit financier ou non financier) est ainsi détenu par les aînés. « Ils ont bénéficié de prix bas, puis de politiques monétaires non conventionnelles qui leur ont permis à la fois d'accéder facilement à la propriété quand ils étaient jeunes puis de bénéficier d'une forte valorisation de ce patrimoine, explique Maxime Sbaihi. Et sur leurs vieux jours, leurs retraites sont indexées sur l'inflation alors que ce n'est pas le cas des salaires.

À côté de ces dépenses, on coupe dans des investissements d'avenir. » La pression budgétaire contraint souvent à rogner sur l'Éducation, l'innovation, le développement durable… Pourtant, pour s'assurer que les citoyens de demain jouissent de la liberté de bâtir leur pays comme ils l'entendent, des nations ont décidé de mettre en place des fonds qui leur sont dédiés, comme l'Australie, avec son « Future Fund » depuis 2006 ou le Québec, avec son Fonds des générations, créé la même année. Ils sont tous deux alimentés par une taxe prélevée sur les ressources naturelles ( lire encadré ci-dessous) et ont vocation à être sanctuarisés aujourd'hui pour être réinvestis demain.

Quel avenir léguerons-nous à nos enfants ?
© illustrations Xavier Gorce

Dette écologique

Une dette financière élevée comporte le risque d'accroître une autre dette : la dette écologique, un concept non monétaire qualifiant le fait que l'humanité vit à crédit en matière de ressources naturelles. « C'est difficile de me sentir responsable de cette situation, car elle ne s'est pas seulement transmise de ma génération aux suivantes, explique Christophe. On peut remonter plus loin encore, au début de l'ère industrielle. » Le retraité rappelle que bien qu'au fait des problématiques environnementales, une partie de la jeunesse a, elle aussi, développé un certain goût pour la consommation effrénée de vêtements à bas prix, alors que celle-ci est néfaste pour la planète. Face à ce constat, Christine, 61 ans, doute que l'avenir sera meilleur : « Les jeunes ont raison d'être inquiets, nous avons tout saboté pour notre bien-être, sans compter. Mais font-ils mieux que nous ? Tentent-ils d'inverser la tendance ? J'en doute. » Renverser le cours des choses est d'autant plus difficile quand la détresse des finances empêche d'investir dans un avenir plus vert.

D'autant que le droit évolue. Le 27 octobre dernier, le Conseil constitutionnel a rendu une décision historique. Saisie au sujet d'un projet d'enfouissement de déchets nucléaires dans le village de Bure (Meuse), la plus haute juridiction française a jugé que ce stockage radioactif ne « méconnaît pas » le droit des générations futures. Le législateur doit veiller, dit-elle, à ce que « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ». Ainsi, les Sages nous « obligent à léguer un environnement sain demain », décrypte Marine Calmet, juriste en droit de l'environnement. Cela vaut aussi pour nos finances publiques.

* Éd. L'observatoire, 176 p. ; 18 €.

Un fonds pour les prochaines générations ?

En 2004, la dette du Québec était de 38 % du PIB, lorsque Michel Audet, ministre des Finances de la province, imagine avec le gouvernement libéral de Jean Charest un système pour la réduire sur le long terme.

L'idée est simple : créer une imposition pour alimenter un Fonds des générations dédié au remboursement. Dès 2006, ce revenu est prélevé sur l'exploitation des ressources naturelles locales (redevances hydrauliques, revenus miniers…), une idée inspirée par une expérimentation voisine. « Un système existait déjà dans la province de l'Alberta, qui dégageait de l'argent avec ses rentes pétrolières », explique aujourd'hui Michel Audet, 83 ans. La Caisse de dépôt et placement du Québec doit faire prospérer cette épargne forcée sur les marchés financiers.

Dans un premier temps, le fonds est sanctuarisé pour éviter un autre usage que le remboursement progressif de la dette. Ce n'est que récemment, en 2022, alors que la dette est à 39 %, qu'il est utilisé pour financer une baisse d'impôts. « L'idée initiale consistait à ce que la dette soit supportable pour la prochaine génération, poursuit cet ancien député de l'Assemblée nationale du Québec. Comme la proportion des Québécois actifs va diminuer, la dette risque d'être plus lourde. » En mars 2024, la valeur du Fonds des générations s'élevait à 18,5 milliards de dollars canadiens (près de 12,6 milliards d'euros), soit 8,4 % de la dette nette du Québec.


La charge de la dette

En 2017 Sur 1 000 euros de dépenses publiques, 37 euros étaient destinés à payer le service de la dette. Ce montant devrait exploser d'ici 2027 (de 50 à 80 euros, selon les sources).

En 2024 La charge de la dette équivaut à près de la moitié de l'impôt sur le revenu collecté en 2022.

En 2027 L'État pourrait dépenser pour le service de la dette l'équivalent du budget actuel de l'Éducation (81,7 milliards d'euros), plus que le budget des armées 2024 (64 milliards d'euros).

Sources : Cour des comptes, Banque centrale européenne, budget.gouv.fr, impots.gouv.fr

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